« Celui qui court après le temps perd son temps »,
dicton populaire en Patagonie chilienne
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Les MasoCiclistas !
Avant de grimper sur la route australe, j’ai troqué les narcocyclistes contre les masocyclistes. Maso plutôt que narco ? En effet, pour la plupart, c’est leur premier voyage à vélo et l’idée romantique qu’ils en avaient est vite tombée à l’eau – justement celle issue du climat patagonien capricieux ainsi que celle glacée des lacs et rivières dans lesquels nous prenons nos bains quotidiens ! Bref, on est tous tombés d’accord : pour voyager à vélo, entre l’effort physique prolongé et parfois brutal et l’inconfort du quotidien, il faut vraiment être (un peu) masochistes !

Les MasoCiclistas en rando autour de Cerro Castillo. De gauche à droite : Jacob, Austin, Mollie (USA), Koty (Argentine), Ushuaïa (compagnon à 4 pattes nous ayant suivi qqs jours) et moi-même !
La mythique Carretera Austral
La Carretera Austral est le nom donné à la route n°7 qui traverse la Patagonie chilienne de Puerto Montt à Villa O’Higgins, à travers la cordillère des Andes et en bordure de l’océan Pacifique. Sur 1240 kilomètres, la route de terre et de graviers (seuls quelques maigres tronçons sont goudronnés) s’apparente à un long serpent au corps recroquevillé formant autant de bosses que de dénivelés. Avouons-le tout de go : la piste n’est pas aisée (d’où sa comparaison avec l’affreux reptile ;-)). Mais la récompense est sans commune mesure !
Cette route est une merveille vertigineuse à vous en couper le souffle, regorgeant de forêts primitives et de montagnes au sommets enneigés, de glaciers suspendus, de vallées verdoyantes, de parcs nationaux, de lacs, de rivières et de cascades. Peu habitée par les hommes, hormis quelques villages, fermettes et estancias, elle l’est par une faune riche, notamment les célèbres huemuls (cerf patagon, emblème du Chili) et condors. Bref, la Carretera Austral est un paradis pour amateurs de nature sauvage et d’espace, qui l’arpentent en deux roues, au pouce levé ou en tout terrain (ici, quelque peu plus justifié qu’en ville).
Petite rétrospective historique.
La Carretera Austral fut entamée en 1976 sous Augusto Pinochet : jusqu’en 1989, la route s’appelait donc Carretera General Augusto Pinochet ! Le projet s’inscrivait dans une volonté historique de relier le pays du nord au sud, répondant à un souci d’union nationale et de désenclavement de ces régions patagoniennes. Il s’agissait également de ne plus être tributaires des voies terrestres argentines pour atteindre les régions de l’extrême sud du pays (Aysen et Magallanes), dans un contexte de conflit frontalier historique avec l’Argentine. Il est prévu qu’à l’avenir, la route se prolonge jusqu’à Punta Arenas, extrême sud du Chili, reliant ainsi la région de Magallanes et de l’Antarctique chilien au reste du pays.
Dans ces régions reculées, on trouve donc encore un soutien populaire non négligeable au dictateur Augusto Pinochet. C’est en effet sous son régime que ces régions ont connu leur plus grand désenclavement. Il n’est donc pas rare de trouver des villageois qui le regrettent. Pour preuve : ce monument à l’effigie du dictateur construit en l’an 2000 dans la localité de La Junta.

Monument à l’effigie de la Carretera Austral et d’Augusto Pinochet – Source : http://www.elciudadano.cl
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« PATAGONIA CHILENA SIN REPRESAS » !
Quand la Patagonie chilienne se révolte pour défendre son territoire
Quand on emprunte la route australe, impossible d’échapper à la campagne qui dénonce la menace pesant sur la Patagonie chilienne face aux mégaprojets hydroélectriques d’HydroAysén : « La Patagonie chilienne sans barrages ! ». Panneaux gigantesques en bordure de route, affiches, autocollants et tags dans les bourgs, réunions d’informations et manifestations témoignent de la vivacité du mouvement de contestation populaire.
Les mégaprojets hydroélectriques d’HydroAysén
HidroAysén est issu d’une alliance entre les compagnies Endesa (italo-espagnole) et Colbún (chilienne). Le projet envisagé consiste en l’aménagement de cinq méga-barrages (2 dans la rivière Baker, 3 dans la rivière Pascua) et d’une ligne à haute tension visant à assurer la distribution d’électricité jusqu’au nord du pays. Cette dernière s’étendra sur plus de 2200 kilomètres, soit la plus longue ligne à haute tension au monde, sachant que la perte d’énergie est de 30% lors du transfert énergétique par ce biais.
Les incidences environnementales seraient considérables au sein de cette région sauvage et préservée, troisième réserve d’eau douce de la planète. Les inondations engendrées par la construction des barrages supposent 23 000 hectares de forêts annihilées (Luis Sepúlveda) : un véritable bouleversement dans l’écosystème patagonien et une mise en péril de certaines espèces menacées (comme le huemul, dont je vous parlais plus haut). Accompagné de la ligne à haute tension, le projet suppose une défiguration du paysage et de nombreuses expropriations.
Autres préoccupations
Au-delà de l’aspect environnemental, les groupements citoyens locaux émettent également des préoccupations d’ordre sociales, culturelles, sécuritaires et économiques. Ils perçoivent d’un mauvais œil le bouleversement de la tranquillité de leurs contrées par l’invasion d’un nombre considérable de travailleurs et ouvriers venus de l’extérieur. Ces préoccupations citoyennes locales « flirtent » malheureusement parfois avec un discours quelque peu réactionnaire. D’un point de vue économique, ils alarment quant à l’impact du projet sur les principales ressources économiques de la région : le tourisme et l’agriculture. En outre, ils dénoncent un risque d’augmentation du coût de la vie dû au pouvoir d’achat élevé des travailleurs d’HydroAysén et une augmentation des prix des terrains résultant de la spéculation suite à l’achat de terrains immenses par la firme.
Appui gouvernemental et souveraineté énergétique
Le projet bénéficie de l’appui du gouvernement de Sebastian Piñera (droite populiste), tout comme il a par ailleurs bénéficié de celui des précédents gouvernements socio-démocrates. Tous arguent d’une politique de souveraineté énergétique nationale.
En réalité, l’électricité est avant tout destinée à être vendue aux multinationales qui extraient le minerai au nord du Chili, importantes consommatrices énergétiques. En effet, deux-tiers de l’électricité produite au Chili est accaparé par le secteur minier. Ce sont ces multinationales qui appuieraient vivement le projet hydroélectrique, comme l’accuse le journaliste Tomás Mosciatti (CNN-Chile, cité par Cristina L’HOMME, dans En Patagonie, les chiliens se révoltent pour défendre leur eau).
Précisons enfin que cette situation est à nouveau le résultat de l’héritage laissé par la dictature d’Augusto Pinochet, qui a fait du Chili le laboratoire néolibéral des Chicago boys. Dans le cadre du processus de libéralisation et de privatisation des services publics fut déployée une loi de privatisation du droit d’exploitation de l’eau. C’est ainsi qu’Endesa détient aujourd’hui 96% des réserves d’eau de la région d’Aysen (Cristina L’HOMME).
Vous avez dit « magouilles » ?
Les opposants au projet dénoncent les irrégularités juridiques qui émaillent celui-ci. Citons entre autre : une étude d’impact environnementale publiant un avis négatif le 26 avril 2011 à 13h30 et rectifié en avis positif à 14h (!), des investissements qui commencent avant que cette étude environnementale ne soit approuvée, la démission de fonctionnaires publics de la Commission chilienne d’études sur l’environnement. Ajoutons à cela la donation d’un million d’euros accordée en 2011 par HydroAysén à la fondation de l’épouse du président, Cécilia Morel (Cristina L’HOMME). Et vous conviendrez qu’il y a de quoi soupçonner anguille sous roche.
Or, tout ceci prend place dans un contexte social local tendu. A l’instar des mouvements de contestation contre les projets miniers, les habitants dénoncent la stratégie des autorités de diviser la population, créant des tensions sociales entre partisans et opposants au projet, à grands coups de manœuvres corrompues (achats de soutien) et de promesses populistes. Ils déplorent en outre la répression féroce subie de la part des carabiniers, visant à créer un sentiment de panique (entretien avec Carlos GARRIDO).
Une lutte sociale et écologique à suivre
Aujourd’hui, le processus juridique poursuit son cours pour l’implantation du projet. La société civile reste mobilisée, confortée dans sa lutte par le soutien d’une large majorité de la population, illustrée par les résultats du référendum populaire (74% des votants se sont prononcés contre le projet d’HydroAysen). Mais Carlos GARRIDO se dit réaliste : le projet est d’une ampleur telle que la multinationale ne l’abandonnera pas facilement. Reste l’importance d’obtenir des garanties et d’assurer un contrôle citoyen.
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Revenons-en à nos péripéties cyclovoyageuses :
De Villa O’Higgins à El Chaltén…
Au terme de trois semaines envoûtées par les merveilles de la Carretera Austral : le village de Villa O’Higgins. Ca sent le bout du monde ce petit village isolé en cul-de-sac. Pourtant, il nous reste encore un bout de route à parcourir pour parvenir au véritable bout du monde ! On empruntera deux ferrys pour traverser les lacs O’Higgins et Del desierto bordés de splendides glaciers, entrecoupé d’une difficile randonnée à pousser et porter les vélos dans les sentiers abrupts, lors de passage de rivières et par-dessus les troncs d’arbres. C’est trempée jusqu’aux os que je débarquerai à El Chaltén (Patagonie argentine), situé au pied du massif du Fitz Roy, qui m’apparaîtra comme un petit paradis… de réconfort après l’effort !
… Jusqu’à mon débarquement ce matin en Terre de feu !
Depuis lors, j’ai poursuivi en solo ma lente descente du sud de la Patagonie : rendez-vous a été donné avec les Masociclistas à Ushuaïa. Oscillant entre Argentine et Chili, entre steppes désertiques monotones et paysages époustouflants, faisant le plus souvent halte dans les estancias (propriété agricoles), partageant mes soirées en compagnie des gauchos (paysans) patagoniens. Je me suis accordée plusieurs haltes prolongées : force est d’avouer que la fatigue de 21 mois de voyage, tant physique que psychique, a eu l’heureuse idée de pointer le bout de son nez à quelques 1500 kilomètres de la ligne d’arrivée.
Parvenue à Punta Arenas voici quelques jours, extrême sud du continent sudaméricain, j’ai franchi le détroit de Magellan ce matin en ferry (oui, désolé pas en pédalo!) pour débarquer sur… la Terre de feu !
Tierra del fuego : j’y suis ! Plus que 450 kilomètres jusqu’au bout du monde, Ushuaïa ! Tatatatatataa…
La CycloCigale, un peu émue, depuis le « monde du bout du monde »
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Photos de la Carretera Austral –
Auteur : Austin Render / http://www.austintravels.wordpress.com (eh oui, je n’avais plus d’appareil photo à ce moment)
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* Infos sur les projets hydroélectriques en Patagonie chilienne tirées de :
– Entretien avec Carlos Garrido, président de l’agroupation locale de Cochrane de défense de l’esprit de la Patagonie
– Documentaire sur le projet de construction de barrages en Patagonie chilienne : Chile : Rios de vida, rios vendidos, production espagnole, 41 min, 2008. Documentaire en ligne (en espagnol) : http://cinemamilitant.hautetfort.com/archive/2011/06/04/chile-rios-de-vida-rios-vendidos.html
– Page web du Consejo de Defensa de la Patagonia Chilena (Conseil de défense de la Patagonie chilienne, réseau d’associations, ONG et citoyens) : Patagonia sin represas (la Patagonie sans barrages) : http://www.patagoniasinrepresas.cl
– En Patagonie, les chiliens se révoltent pour défendre leur eau, Blog Alma Latina, Cristina L’HOMME : http://blogs.rue89.com/alma-latina/2011/05/19/en-patagonie-les-chiliens-se-revoltent-pour-defendre-leur-eau-203967
– Lettre ouverte de Luis SEPULVEDA (écrivain chilien) au Président de la République Sebastian Piñera dénonçant le projet hydroélectrique : http://www.patagonjournal.com/index.php?option=com_content&view=article&id=1926%3Acarta-abierta-de-luis-sepulveda-a-presidente-sebastian-pinera-&catid=66%3Amedioambiente&Itemid=260&lang=es
Note aux cyclovoyageurs désirant s’aventurer sur la Carretera Austral :
– Parcourir la carretera Austral requiert une préparation minutieuse, notamment pour la gestion des vivres (autonomie souvent requise sur plusieurs jours), l’organisation des horaires des ferrys qu’il faut emprunter, le peu de possibilités de retrait d’argent en cours de route (attention, c’est la galère pour les cartes visas : la seule possibilité de retrait étant à Coyhaique), les intempéries, etc. Je ne livre malheureusement pas d’infos pratiques dans le cadre de mes articles, vous en trouverez plein sur le web, mais n’hésitez pas à me contacter au besoin, je réponds volontiers à vos questions.
– Ne ratez pas la Casa de Ciclistas située à Villa Manihuales et tenue par Jorge, alias le célèbre « chasseur de cyclistes ». Douche chaude, machine à laver, atelier de mécanique, connexion wifi et espace pour dormir à l’intérieur sont généreusement offerts par cet homme au grand coeur fasciné par « ces fous de cyclos »… Moi, c’est lui et sa générosité qui m’ont fasciné !
Go go go…. Tu y es presque…
J’y suis !!!!!!!!!!!!!!!!
Nous sommes allés,avec mon épouse,dans la ville la plus su sud ,du Chili,et donc du monde,et ce n’est pas Ushuaia,mais Puerto Williams,qui se situe au delà du canal de Beaggle,on ne peut y aller qu’en ferry,ou peut-être en pédalo!!!!à partir d’Ushuaia.et aujourd’hui,je corrige les gens qui disent qu’Ushuaia,est la ville la plus australe….mais merci pour le compte-rendu de la carretera,qui pourrait être notre prochaine aventure
Eh oui, effectivement, l’Argentine a su vendre Ushuaia au niveau touristique avec ce concept de ville du bout du monde… au grand damne des chiliens, qui revendiquent eux, détenir la ville du bout du monde!
Je ne me suis malheureusement pas rendue à Puerto Williams, le ferry étant hors de mes moyens financiers, les voiliers quasi absents pour cette destination à cette saison, et le pédalo… mince, je n’y avais pas songé! 😉
Maud, how are you? I suppose fine seeing your photos!
😉
Very happy for you following your trip towards Ushuaia.
Everytime I receive a message from your blog It’s just a sparkle in my memories of Bolivia raid. Today I’m planning the next trip in Italy from North to South meeting people and cycling togheter but thinking of you, pushing and swearing and being happy for your life and your pursuit of a special kind of happyness make me a lucky guy: lucky to be a cyclist, lucky to meet you in the bolivian deserts.
Keep your journey safe.
I’ll be with you even if you don’t see me…
Andrea.
I’m in Ushuaia!!!!!! The question is : what’s next now????
Thanks for being here with me even if you’re stuck in your everyday working life in Italy!
Besos Andrea!
Or donc une cigale en Terre de Feu : un beau projet devenu réalité et fort bien raconté. D’ici on rêve à chaque nouvelle.
À suivre…
Merci pour ta fidélité de lecteur, Jean-Claude! 🙂
Et ben c’est la classe tout ça ! Bientôt sur la bordure du bord du bout du monde ? Ca me donnerait presqu’envie de repartir ! Profite bien du finish, si tu te tapes les 4 autres continents on se reverra peut-être avant 2021 ! Grosses bises
Les 4 autres continents devront sans doute attendre… Je suis plutôt en recherche d’un endroit où me poser en Amérique du sud!
Si tu voyais les progrès que j’ai fais en mécanique après 21 mois de voyage, tu serais presque fière de moi! Promis, je te montre ça avant 2021!
Apparemment ils ont laissé tomber le projet de barrage, mais comme tu dis la multinationale n’est jamais loin … Tout ça pour alimenter l’industrie minière du nord gourmande en energie… C’est une folie.